Vignobles du sud

À la découverte des vignobles du sud de la France

Les oeno-interviews de Victor de la Taille. Aujourd’hui, rencontre avec Henri Labarthe, de Frontignan

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Victor de la Taille est le plus jeune des reporters de Vignobles du Sud. Quelques mots à son sujet. Il assume mal la particule, et tente souvent de se faire appeler Victor la Taille. Mais il a horreur que l’on orthographie son nom Lataille. Il aime l’Histoire et les histoires. C’est notre meilleur informateur, mais le plus indépendant. Il n’en fait qu’à sa tête. Sa plus précieuse qualité ? Il voyage dans le temps (si si, la preuve ci-dessous).

 

— Monsieur Labarthe, merci d’avoir accepté cette entrevue. Vous êtes, en cette année 1925, le président du Syndicat du commerce en gros des vins de Frontignan. Vous êtes négociant et très impliqué dans la défense des vins d’ici. Vous étiez présent l’année dernière à la Foire internationale de Bruxelles. J’avais moi-même fait le déplacement…

— Et bien Monsieur de la Taille, je vous en félicite ! Notre région a besoin de faire connaître ses vins au reste du monde.

Sur ces paroles, M. Labarthe ouvre une bouteille de muscat de Frontignan et remplit deux verres.

— J’ai pu effectivement mesurer à cette occasion comment vous et vos collègues défendiez toute la gamme ignorée des vins de la région méridionale et…

— Nous étions quatorze négociants à avoir fait le déplacement, ce n’est pas rien. De Frontignan, nous étions trois, c’est vous dire.

— Votre stand offrait l’agréable spectacle de nos vins rouges et blancs, mais aussi de nos muscats, de nos Banyuls, de nos Frontignan, de nos vins de liqueurs, de…

— Les Belges nous aiment Monsieur de la Taille, ils aiment nos vins. Mais combien de Français, hors de notre Languedoc, savent par exemple ce qu’est un Rancio, hein ? Savent-ils, tous les buveurs de Porto, que nous avons en France des cépages qui valent ceux du Portugal ?

— Très peu, vous avez raison, alors que…

— Alors que oui, le soleil du Roussillon et du Languedoc fait mûrir nos raisins sur des coteaux aussi chauds que ceux du Douro. Et nos vignerons ont appris à vinifier aussi bien que dans le Portugal. Vous savez comment se fait le Rancio, Monsieur de la Taille, naturellement ?

Labarthe se ressert un deuxième verre, après avoir voulu servir Victor, qui a à peine touché au sien.

— Eh bien, le raisin est foulé et mis en fûts où il fermente explique Victor. Mais pour que le sucre ne se transforme pas entièrement en alcool, et que le vin conserve un peu de liqueur, il reçoit une ou plusieurs additions d’alcool…

— Exactement ! Lesquelles ralentissent l’action des levures de la fermentation et finissent par l’arrêter quand l’ensemble atteint un degré alcoolique de 15 à 16 degrés. Après pressurage, hop, une dernière addition d’alcool, pour relever le degré à 18-19, et le vin est mis à vieillir.

Pour ce qui est du muscat qu’il vient de se servir, Labarthe ne le laisse pas reposer longtemps : il avale d’un trait la fin de son deuxième verre, se ressert et poursuit son discours.

— Le vin qui vieillit se dépouille avec l’âge et, grâce à de nombreux soutirages qui ont pour effet d’oxyder la matière colorante, il prend cette couleur de vieux Bourgogne qu’en France on appelle « Pelure d’oignon » et en Angleterre « Tavony ».  Je parie que ça, vous l’ignoriez.

— Pelure d’oignon non mais Tavony oui…

Labarthe suspend son geste une seconde, regarde Victor puis termine son verre.

— Et bien les viticulteurs des coteaux caillouteux de la Catalogne française et des merveilleuses terres de Frontignan opèrent exactement de la même façon que ceux du Portugal, Monsieur de la Taille. Le soleil qui brûle nos coteaux amène nos cépages bénis – Muscats blancs ou rouges, Grenache, Malvoisie, Picardan – à une surmaturité, à un passerillage aussi parfait qu’en Portugal ou Espagne.

— Picardan ?…

—Oui, le Picardan. Ou Aragnan, ou Papadoux. Enfin, le Picardan quoi.

— D’accord…

— Non mais attention, je vois ce qui vous confusionne, crénom. Le Picardan, c’est aussi un vin blanc, mais là, je vous parle du cépage.

— Un vin blanc…

— Ben oui. Vous savez – là, Labarthe se met à parler à voix basse –, le vin de Picardan, on l’utilise parfois pour faire des vins de liqueurs d’imitation. Enfin, vous savez. Pas moi, hein ? Mais je sais comment ils font.

— Par exemple ?

— Prenons le vin de Madère. Vous mélangez 60 litres de Picardan sec avec 25 litres de Tavel vieux et bien vineux, vous ajoutez 2 litres d’infusion de noix vertes et encore 2 litres d’une infusion de coques d’amandes amères, vous allongez avec 3 litres de sirop de raisin, ou mieux, du sucre candi, disons, 1 kilo et demi. Et pour finir, 10 litres d’eau de vie distillée à 58 degrés. Vous mélangez, et le tour est joué.

— Et ça donne du vin de Madère ?

— Pardi ! Mais on peut faire aussi du Vermout de Turin ou même de la Clairette de Limoux ! Pour le premier, c’est un peu compliqué, il faut du chardon bénit, de la rhubarbe, des zestes de bigarades, de l’iris râpé, et j’en oublie. Pour le second, c’est plus simple, seulement de la teinture d’iris de Florence et de l’eau ardente de noyau de pêche. Et toujours, du Picardan ! Ou à la limite du vin blanc de Picpoul.

Il semble amusé, Labarthe, et diablement au jus, mais…

— Le problème Monsieur de la Taille – et là, Labarthe ne rigole plus – c’est qu’avec du Picardan, ils font aussi du muscat de Frontignan !

— Non ! s’exclame Victor, sincèrement choqué.

— Si. Pour ça, ces flibustiers de faux vinificateurs utilisent des fleurs sèches et mondées de sureau à feuilles de persil. Il fallait y penser ajoute-t-il, presque admirateur.

Victor reste coi. Ne sachant plus trop comment conclure cette interview. Il secoue son verre enfin vide que Labarthe s’empresse de remplir.

— Mais vous me parliez du Rancio…

— Oui, vous avez raison… Le vieillissement, le vieillissement au soleil des vins Rancio, que nos aïeux pratiquaient bien avant que la science eût expliqué quoique ce soit à ce sujet… Eh bien, le vieillissement, c’est important. Ajoutez la supériorité indiscutable de nos merveilleuses eaux de vie françaises employées pour le vinage et vous aurez compris pourquoi les vieux Rancios valent les meilleurs Portos.

Sur ce, Labarthe écluse son quatrième ou cinquième verre.

— Monsieur Labarthe, je vous remercie vivement pour toutes ces explications que nos lecteurs vont apprécier, à n’en pas douter. Et je reprendrais bien un petit fond de ce muscat de Frontignan…

Voilà l’interview que notre reporter Victor de la Taille vient de nous faire parvenir. J’ignorais qu’il était allé à la Foire internationale de Bruxelles de 1924. Ce n’était pas à la demande de Vignobles du Sud en tout cas. Et j’ignore quel sera son prochain reportage, on verra…

Les documents utilisés pour cet œno-interview :

  • Le Rancio, par H. Labarthe. Le Sommelier, n°19, avril 1925
  • L’Immense trésor des marchands de vins en gros et en détail. L.F. Dubief, 1863
  • Nouveau manuel complet de la fabrication des vins de fruits et des boissons économiques. M.F. Malepeyre, 1875
  • Des hommes engagés : les négociants et la défense des vins du Midi (1900-1939), Stéphane Le Bras, 2016. Merci à cet historien pour les informations mises à ma disposition.

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