Vignobles du sud

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La confrérie des Jaugeurs de Lirac (Gard)

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Supposons que les quelques verres de cet excellent Lirac bus au déjeuner vous aient conduit à faire une sieste dans cette petite clairière ombragée au pied d’une falaise calcaire. Supposons qu’un chuchotis étouffé vous tire de votre sommeil. Vous vous redressez, et vous voyez défiler devant vous un personnage revêtu d’une longue toge rouge, coiffé d’un curieux chapeau blanc, suivi par une cohorte de pèlerins, certains écoutant respectueusement leur guide, certains bavardant avec animation. Vous vous recouchez, étonné de ce rêve éveillé. Mais quelques minutes plus tard, la scène se reproduit. Et là, vous êtes bien sorti des limbes. L’homme de loi de rouge vêtu et son public bariolé sont bien réels.

Viennent de passer devant vous des représentants de la confrérie des Jaugeurs de Lirac qui guident les participants de la balade gourmande organisée à travers le vignoble de l’appellation du même nom. Vous êtes réveillé, on est au 21e siècle mais la fonction de jaugeur remonte au 18e siècle.

Pour savoir de quoi il retourne, notre guide se nomme Jean-Jacques Verda.

En 1997, vigneron et œnologue, il est aussi président du syndicat des vignerons de Lirac. Cette année là, l’appellation fête ses 50 ans, et il souhaite donner à cette commémoration une couleur particulière. Quelque chose qui s’inscrive dans le temps et qui participe à la promotion des vins d’ici, en valorisant l’ancienneté de la culture viticole de ce terroir. Notre président se plonge donc dans l’Histoire (la grande), tonneau sans fond où puiser des histoires (des petites).

Et découvre que la réglementation concernant les vins, les terroirs, les fumures, les façons culturales, mais aussi la dimension et la qualité du bois des tonneaux, existe depuis 1737 ! « Une sorte de pré-appellation en quelque sorte ». Les vins sont alors destinés à la commercialisation et partent, par bateau et en tonneaux, vers Lyon, la Bourgogne, un peu vers Paris, et beaucoup vers la Hollande. A l’époque, nous ne sommes évidemment pas en appellation Lirac, mais en vin de la « Coste du Rhône ».

De tonneau en tonneau, 250 plus tard

En 1744, l’intendant général du Languedoc (le représentant du roi) crée la charge de jaugeur assermenté. Leur rôle ? S’assurer que la capacité des fûts correspond bien à la règle édictée au même moment : il a été décidé d’aligner les fûts commercialisés sur ceux de Bordeaux, à savoir une capacité de 228 litres. Une jauge maîtresse est fabriquée, en fer, et déposée à Montpellier, sous la garde de l’Intendant. Les Jaugeurs doivent alors faire fabriquer, à leurs frais, leur jauge parfaitement calée sur la jauge maîtresse. Pour éviter de se déplacer à Montpellier, les consuls de Roquemaure (pour faire court, des élus) en possédaient une copie. Ce sont ces mêmes consuls qui, en 1737, avaient décidé de faire apposer les lettres C.D.R sur le fond de chaque tonneau des vins de la « Coste du Rhône », afin d’authentifier leur qualité.

Fort de cette histoire, Jean-Jacques Verda tient son idée : faire revivre cette fonction de jaugeur dans un registre non plus de contrôle, évidemment, mais de promotion, avec comme emblème une jauge, réplique fidèle de la jauge du 18e. Ainsi est née la confrérie des Jaugeurs de Lirac.

Un jaugeur sachant jauger doit posséder sa jauge

confrérie jaugeurs de LiracMoi, comme vous probablement, j’imaginais que reproduire la jauge maîtresse était chose aisée. Que nenni, car encore faut-il disposer soit de cette jauge première, soit d’une jauge de Jaugeur assermenté du 18e. Or il n’en existe plus… Jusqu’à ce qu’un habitant du Gard se fasse connaître auprès de la Confrérie, à la suite d’un article de presse, pour signaler que si, il en existe au moins une, et qu’il en est le propriétaire ! Ce collectionneur d’instruments de mesure, qui a exigé de rester anonyme, prête alors volontiers sa pièce, marquée des trois fleurs de Lys. La confrérie s’empresse de la reproduire, en fer forgé. Jean-Jacques Verda est catégorique, c’est la seule qu’il ait vue.

C’est en 2005 que la Confrérie lance sa Balade Gourmande dans le vignoble de l’appellation. D’une soixantaine de marcheurs à l’origine, elle a accueilli 250 personnes l’année dernière, et la volonté est de rester une manifestation de taille modeste. Car le grand intérêt de cette balade, extrêmement conviviale, c’est que des jaugeurs vous accompagnent tout au long de votre parcours, l’un plutôt spécialisé dans la culture de la vigne, l’autre dans la vinification. Pour Jean-Jacques Verda, « C’est important de visiter le vignoble où est produit un vin, ça permet de mieux le comprendre, de réaliser qu’il ne s’agit pas d’une industrie. Ça permet de revenir à la racine du vin ».

A l’origine de l’appellation Lirac ? La bourde d’un régisseur

L’appellation Lirac s’étend sur 4 communes du Gard : Lirac, Roquemaure, Saint-Geniès-de-Comolas  et Saint-Laurent-des-Arbres. Elle compte environ 700 hectares cultivés. Elle côtoie l’appellation Tavel, dont elle partage globalement le même terroir. Alors pourquoi deux appellations distinctes ?

A l’époque des jaugeurs, et même bien avant, les vins du coin étaient très peu cuvés. Deux à trois jours, ce qui leur donnait « une couleur entre le rosé et le Beaujolais, ce que l’on nommait le clairet ». Soit dit en passant, l’essentiel des vins produits en France, jusqu’à la fin du 17e siècle. La tradition de faire du rosé dans ce secteur du Gard vient de là. Et à Tavel, qui n’avait pas les mines de phosphate de Lirac, le développement du vignoble et du commerce du vin a toujours eu une importance économique plus forte que chez son voisin. Peu à peu, tout le rosé produit dans le coin a pris le nom de rosé de Tavel.

Lorsque le Baron Leroy de Boiseaumarié, co-fondateur de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO), lança la création des AOC, Tavel obtint l’appellation en 1935. Bien que celle-ci ne concerne que la commune de Tavel, le décret autorisait les producteurs et négociants historiques de Tavel, mais situés hors Tavel (vous me suivez ?), à vendre leur rosé sous ce nom.

C’était notamment le cas du Comte Henri de Régis, alors propriétaire du Château de Ségriès. Mais en 1939, le Comte est mobilisé. Pour la récolte de 1940, son régisseur déclare les vins en Côtes du Rhône et non en Tavel. Catastrophe ! A son retour, Henri de Régis tente bien de réparer la bourde, mais l’INAO ne veut rien entendre. L’appellation Tavel était accordée par dérogation, à condition que la production soit continue d’année en année. Elle est dorénavant perdue. Le Comte n’est pas homme à en rester là, et il ne souhaite pas rester en Côte du Rhône. Il rassemble 30 vignerons qui pourraient comme lui, un jour ou l’autre, perdre la faveur de produire du Tavel, pour créer l’appellation Lirac. Le bonhomme devait avoir une sacrée force de persuasion ! Et l’INAO reconnaît cette appellation en 1947, dans les trois couleurs.

L’appellation Lirac n’est donc pas née seulement d’une bourde, mais aussi « du dépit d’un producteur d’avoir perdu son appellation ».

Cette année, la confrérie fête ses 20 ans et l’appellation Lirac ses 70 ans. Ce sera le 20 mai.

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