Voilà une nouveauté bien sympathique, interviewer un couple de cavistes. Mon premier, mais figurez-vous ce n’est pas mon dernier (car le prochain portrait, mais vous verrez…). Des cavistes qui ont vu du pays, et cela se ressent dans leur façon de mener leur aventure.
Une longue expérience à l’international
Jean-François est originaire de Saint-Estève, une commune située au nord immédiat de Perpignan. Où sévit, rappelez-vous, Olivier à la tête lui aussi d’une fort jolie cave (Au Cépage Fleuri). D’ailleurs, les deux compères se connaissent bien. Mais Jean-François s’est un peu éloigné pour ses études, pour faire une école de commerce à Poitiers. Merci l’Europe et le programme Erasmus (qui encourage et facilite les études à l’étranger) : une charmante étudiante suédoise, Ann-Sofie, a également choisi Sup de Co Poitiers pour terminer son cursus.
Vous devinez la suite. En partie, car vous allez voir, le parcours du couple n’est pas aussi rectiligne (Poitiers – Banyuls) que l’on pourrait s’y attendre.
Jean-François aurait pu revenir en terres catalanes, prendre la relève de ses parents viticulteurs et, comme son frère, créer un domaine. Mais justement, la cave coopérative de ses parents, les Vignobles Dom Brial (Baixas), lui propose de devenir son agent commercial, ce qu’il accepte. Et découvre que ce travail de commercialisation des vins auprès des cavistes, des restaurateurs et des distributeurs lui plait. C’est décidé, il travaillera dans ce domaine et d’abord à l’international. Une première expérience en Nouvelle-Zélande est rapidement suivie d’une seconde aux Etats-Unis, chez un très gros importateur. Ann-Sofie le rejoint et ils vont y rester dix ans.
L’international oui, mais pour mieux rentrer en Roussillon
Ils s’installent à New-York, et ils reconnaissent aujourd’hui en plaisantant qu’ils se sont beaucoup croisés dans les aéroports ! Jean-François est rapidement devenu chef de portefeuille pour les vins français. Il gère quelques 250 distributeurs et une équipe de vente de 120 personnes. Il apprend à connaître le marché américain sur le bout des doigts, tout en commercialisant de très grandes maisons françaises.
Ann-Sofie découvre le monde du vin mais déploie ses compétences commerciales dans un autre domaine : celui du téléphone portable de luxe, pour une entreprise du groupe Nokia. Elle pilote, entre autre, l’ouverture de magasins sur tout le territoire américain. Mais doit se rendre régulièrement au Canada, au Mexique, dans les Caraïbes…
Jean-François est un businessman, mais avant tout un gentleman : il n’a jamais caché à Ann-Sofie que son projet est de créer sa propre affaire, et pas n’importe où, en Roussillon, seul endroit où il estime pouvoir être pleinement heureux.
En 2008, ils décident que le temps est venu et démissionnent. Leur premier enfant naîtra en France.
Banyuls, pour la mer, la montagne, la beauté du lieu
Une fois rentrés, ils jettent leur dévolu sur la commune de Banyuls, où ils ont trouvé une maison en bord de mer. Ils créent une société, « Tradition et innovation », essentiellement tournée vers l’export et le marché américain, avec un portefeuille de vignerons indépendants répartis sur toute la France mais aussi l’Espagne. « La France est une niche trop petite, économiquement, pour l’export ».
Les bureaux de la société sont à Saint-Estève et Jean-François fait la route tous les jours. Un matin, il repère un panneau « A louer » sur un petit bâtiment situé à la sortie de Banyuls, à un endroit qui domine la plage des Elmes. Cela fait un moment que lui et Ann-Sofie se disent qu’il manque ici « une maison du cru », à l’image de celles qui existent dans beaucoup d’autres régions (que l’on connaît sous différents vocables, comme « maison des vins »).
Jean-François et Ann-Sofie sont des entrepreneurs, donc des fonceurs. Ils visitent le lendemain, ils signent trois semaines plus tard (entre temps, Jean-François a eu le temps de faire un déplacement aux États-Unis…), ils ouvrent deux mois plus tard. Nous sommes en 2014.
La vitrine des appellations de Collioure et Banyuls
D’abord, le lieu leur a plu. Le bâtiment ne paye pas de mine, discret, avec une vue magnifique. A l’origine, un domaine viticole y vendait son vin, le Mas des Elmes. Puis pendant deux décennies, différents commerces se sont succédés, sans lien avec le vin. Dorénavant, retour à l’âme des origines.
Ensuite, le couple a une idée très précise de ce qu’il veut faire de ce lieu et de leur commerce : être la vitrine des vins de la Côte Vermeille, proposer à la vente tous les domaines de Banyuls et Collioure. Pas toutes les cuvées, car ils tiennent beaucoup à un travail de sélection, mais que chaque domaine soit représenté et que l’ensemble des cuvées proposées témoigne de la richesse et de la diversité des vins.
Ce sont des entrepreneurs, donc ils sont efficaces. A l’ouverture, plus de la moitié des domaines sont proposés. Au bout de six mois, ils y sont tous. Mais cela ne peut suffire à faire venir le chaland, même si la cave se trouve sur le sentier littoral, soit 1000 promeneurs journaliers en été ! Il faut une stratégie marketing (je précise que cette expression n’a été utilisée ni par Jean-François ni par Ann-Sofie) : dès mai 2015, ils créent un salon des vins, estimant qu’il n’existait pas d’évènement de ce type qui soit « à la hauteur du cru ». L’association des vignerons indépendants avait lancé « Le vin dans les voiles » (qui n’existe plus aujourd’hui), qui se déroulait fin juin. Pour cette première édition, les trois quarts des domaines répondent présents. J’ai assisté à l’édition 2017, où là aussi les vignerons étaient très nombreux, et j’ai adoré (voir mon article).
Mais alors, nous sommes dans une région viticole ?
Le salon est un évènement ponctuel. Jean-François et Ann-Sofie – et bien sûr leurs collaborateurs – font depuis le début et tous les jours un travail de fond qui passe par de nombreuses animations, mais aussi l’offre de dégustations d’une palette de vins représentatifs. Vous rentrez dans « Mon Club de Vins », on vous propose de déguster un Collioure blanc, un rosé, un rouge, puis trois types de Banyuls, rimage, tradition et blanc. Et l’on vous explique ce que vous dégustez. C’est bien simple, un client passe trois quarts d’heure à une heure dans la boutique, et dans 90% des cas achètent des bouteilles dégustées.
Depuis mai, « Mon Club de Vin » a ouvert une seconde boutique, au cœur du village de Banyuls. Simple logique de business ? Non, pas que. L’aventure du couple répond à une vraie vocation : jouer un rôle de promotion des appellations de la Côte Vermeille, au cœur même de ce petit coin de paradis. A la fin de notre entretien, Ann-Sofie m’a guidé dans la boutique, me présentant la quasi-totalité des cuvées et des domaines proposés. Elle connait tout sur le bout des doigts, le contenant des bouteilles aussi bien que l’histoire des domaines. Un vigneron s’installe dans le coin ? Il sait qu’il trouvera immédiatement ici un point de vente. Le magasin propose plus de 200 vins, en IGP Côte Vermeille, AOP Collioure, Vins de France, AOP Banyuls et Banyuls grand cru.
Mission d’intérêt public ? Il y a de ça. Jean-François et Ann-Sofie sont toujours aussi consternés par le nombre de touristes qui découvrent qu’ils sont dans une région viticole ! Et il ne s’agit pas que d’étrangers, des Français aussi…
L’éducation doit également se faire sur la justification des prix. « Les gens sont habitués aux Banyuls à 7 € en grande surface, alors qu’ici les prix commencent à 11-12 €. Ils ne comprennent pas. Il faut alors leur expliquer les conditions de production, les faibles rendements… ». « Le cœur de prix des bouteilles se situe entre 15 € et 20 €, les touristes qui viennent ici pour la première fois sont très surpris. Mais avec de la pédagogie, le message passe. Et nous sommes aux prix propriétés ».
Vins nature, pas de religion mais un intérêt réel
La Côte Vermeille, et tout particulièrement Banyuls, connaît une concentration importante de vignerons engagés dans la production de vins nature. Comme Bruno Duchêne, « l’un des plus recherchés par les amateurs de vins nature » (l’un des piliers de l’aventure des 9 caves). Alors, quid de leur point de vue sur le sujet ?
Les avis du couple sur les vins nature sont empreints de bienveillance et de lucidité critique. Jean-François dit apprécier que ces vignerons « repoussent les limites, expérimentent, se donnent le droit à l’erreur, apportent au final de la diversité, une palette d’arômes nouvelle, qui demande une certaine ouverture d’esprit ». « Ils nous obligent à réviser nos habitudes. Ils considèrent comme normaux certains arômes que l’on a classé comme des défauts depuis des décennies, alors qu’il s’agit parfois d’arômes que l’on ne sait plus apprécier. Le meilleur exemple, c’est l’acidité volatile*. Une pointe d’acétique donne plus de profondeur, plus de complexité aux vins. C’est vrai qu’ici nous avons une production de vinaigre de qualité et l’on apprend à apprécier l’acétique ».
Mais il avance aussi un bémol, qui ne concerne pas forcément les vignerons du coin (Jean-François déguste des vins de toute la France) : « avec certains vins nature, on retombe beaucoup sur les arômes fermentaires**, qui masquent trop souvent les caractéristiques des terroirs ».
« C’est un peu comme les Rancios secs renchérit Ann-Sofie, il faut expliquer, faire goûter ». Un type de vin que Jean-François connait bien, et depuis longtemps : ses deux grands-pères possédaient leurs tonneaux de Rancio à la cave et, gamin, ils l’envoyaient en récupérer un fond de bouteille avec un tuyau…
« Mon Club de Vin » est devenu en quelques années une vitrine, une œnothèque, un poste d’observation sans pareil. Dans une région où les choses bougent. Il y avait une grosse vingtaine de domaines particuliers lorsqu’ils ont ouvert en 2014, il y a en une quarantaine aujourd’hui. C’est aussi une aventure commerciale, qui n’a probablement pas fini de nous proposer de nouvelles initiatives.
Prochain article : les coups de cœur de « Mon Club de Vin ».
* L’acidité volatile correspond à la somme des acides dits volatils du vin produit lors de la fermentation. L’acide acétique est l’acide volatil dominant. Les acides volatils participent à la qualité du bouquet (les arômes) du vin, mais en quantité trop importante, l’acidité volatile devient un défaut.
** Les arômes fermentaires sont ceux créés lors de la fermentation (les arômes variétaux, ou primaires, sont ceux qui proviennent du cépage).